La cité perdue des Français d'Indochine

En 1956, 30.000 rapatriés débarquent en métropole, accueillis, pour certains, dans des centres de transit. Cinquante ans après la défaite de Dien Bien Phu, 200 de ces Français d'Extrême-Orient vivent encore dans les baraquements de Sainte-Livrade-sur-Lot. Parmi eux, bien peu furent indemnisés. Aujourd'hui, avec la rénovation programmée du camp, ils craignent un nouveau déracinement.

Assise sur son fauteuil d'osier, emmitouflée dans un gilet brodé, Vuong Cazes s'interrompt quelques instants, les yeux mi-clos. Autour de la table de cuisine, Cécile, 52 ans, et Claudine, 47 ans, deux de ses 16 enfants, l'aident à remonter le fil de ses souvenirs. Et traduisent son lent récit, égrené en vietnamien, d'où affleurent des mots sortis d'un atlas colonial: «Indochine», «chemin de fer de Saigon», «Dien Bien Phu»... A 83 ans, Vuong, veuve depuis l'année dernière d'un ancien militaire français, est l'un des derniers habitants du Centre d'accueil des Français d'Indochine (Cafi) de Sainte-Livrade-sur-Lot (Lot-et-Garonne). A 2 kilomètres de ce bourg de 6 000 habitants, le long des rives du fleuve, une simple pancarte signale l'entrée de ce lieu saisissant: 26 baraquements militaires, aux toits de tôle ondulée et marqués d'une grosse lettre peinte, s'alignent sur 7 hectares. Au centre, un terrain de foot à l'abandon, quelques pelouses, une ancienne usine désaffectée. Des appentis délabrés abritent les WC collectifs.

Aux rapatriés d'Indochine il ne sera offert qu'une reconnaissance morale

Le Cafi est aujourd'hui le dernier camp de transit resté à peu près dans l'état où il était en 1956, et toujours en service: ici, 1 156 Français rapatriés d'Indochine ont été accueillis en quelques mois. Il en reste 200, tous un peu inquiets, un peu amers. Pendant des années, on les a oubliés. Aujourd'hui, les pouvoirs publics se réveillent et mesurent soudain la précarité de leur situation. Depuis longtemps, ces Français d'Indochine espèrent être indemnisés, comme l'ont été les harkis et les rapatriés d'Algérie, arrivés en métropole après eux. La loi de reconnaissance pour les Français rapatriés, qui doit être promulguée au printemps, prévoit de nouvelles indemnisations pour les Français d'Afrique du Nord. Aux rapatriés d'Indochine il ne sera offert qu'une reconnaissance morale. Autre sujet d'angoisse: après cinquante ans de statu quo, l'Etat, la région et la commune décident aujourd'hui de rénover leur camp. Alors, ils ont peur. De voir leurs mamies déplacées, leurs traditions bousculées. Peur de subir un second déracinement, après avoir déjà tout perdu en Indochine.

Les poussières d'un empire disparu

En 1954, la défaite de Dien Bien Phu, puis les accords de paix de Genève sonnent le glas de la présence française en Extrême-Orient. Au fur et à mesure de la progression vers le sud des combattants communistes du Viet-minh, les populations fidèles à la France refluent vers Saigon, abandonnant tous leurs biens derrière elles. Dans les premiers mois de 1956, en urgence, plus de 30 000 Français - quelques combattants, mais surtout leurs épouses, compagnes ou veuves, ainsi que leurs enfants eurasiens - sont rapatriés par bateau vers une métropole dont ils ne connaissent rien. «Nous n'avons pu embarquer que quelques souvenirs, 5 kilos de riz et deux marmites», se souvient encore Vuong Cazes. Un mois de traversée jusqu'à Marseille. A l'arrivée, certaines familles sont disséminées dans toute la France, d'autres, regroupées dans des centres d'accueil. Essentiellement à Noyant, dans l'Allier, et à Sainte-Livrade-sur-Lot.
Hiver 1956. Une noria de camions militaires dépose au Cafi près de 1 200 personnes, dont 740 enfants. Tous ont les yeux bridés et portent des noms français. Le ministère de l'Intérieur attribue à chaque famille, à titre gratuit, un «appartement» de trois pièces dans les baraques de plain-pied. «On nous a donné des lits en fer de l'armée, une paillasse, un manteau. Comme nous étions quatre, nous avons reçu quatre timbales, quatre assiettes et quatre couverts», se rappelle Hélène Mutos, arrivée à l'âge de 9 ans. Les réfugiés disposent également d'un poêle à charbon et d'une caisse d'anthracite pour la semaine. Un «hébergement provisoire de caractère essentiellement précaire et révocable», précisait le règlement du camp, en 1959. Du provisoire qui dure depuis quarante-neuf ans.
Les plus âgés, les plus fragilisés de ces naufragés de l'indépendance vietnamienne vivent toujours au Cafi. Parmi eux, une soixantaine d' «ayants droit», selon le terme consacré: des personnes déjà adultes au moment de leur rapatriement. Depuis, elles ont été cantonnées là. Placées sous la tutelle de huit ministères successifs, on les a tout simplement ignorées. Comme les petites poussières d'un empire disparu.
Aujourd'hui, les enfants et petits- enfants des «mamies» indochinoises réclament un geste symbolique de l'Etat. «Chaque famille devrait percevoir une allocation de 30 000 euros, comme on l'a fait pour les harkis», revendique Georges Moll, président de l'association Mémoire d'Indochine. Marié à l'une des filles de Vuong Cazes, il est lui-même originaire d'Algérie.

5.000 francs pour un couple et quatre enfants. Pour solde de tout compte

Ces Indochinois, les premiers réfugiés débarquant en métropole six ans avant les Français d'Algérie, ont essuyé les plâtres de la décolonisation. La première loi concernant les rapatriés ne date que du 26 décembre 1961: elle anticipait sur le dénouement imminent de la tragédie algérienne. Quand, à partir de 1962, 1 million de pieds-noirs et de harkis ont quitté l'Afrique du Nord pour la métropole, le sort de quelques dizaines de milliers d'Eurasiens a probablement paru secondaire. «Les Français d'Indochine ont bénéficié des mêmes droits à l'indemnisation que les autres», objecte Alain Vauthier, président du Haut Conseil des rapatriés (HCR) et directeur général de l'Agence nationale pour l'indemnisation des Français d'outre-mer (Anifom). Selon cet organisme public, 2 577 foyers ont touché une indemnité pour leurs biens perdus avant 1970. A condition d'avoir pu sauvegarder titres de propriété et justificatifs dans la débâcle. A Sainte-Livrade-sur-Lot, seules une poignée de familles ont été indemnisées: 5 000 francs pour un couple et quatre enfants. Pour solde de tout compte.
Mais plusieurs événements récents ont réveillé la mémoire de ces enfants du Tonkin, d'Annam, de Cochinchine, du Laos et du Cambodge. En mai 2004, on commémorait le 50e anniversaire de la bataille de Dien Bien Phu. «En sacrifiant au culte de cette défaite héroïque - celle de soldats français offrant leur vie sur l'autel de la lutte contre le communisme - on a ravivé le souvenir des Indochinois qui avaient fait confiance à la France, explique l'historien Alain Ruscio, spécialiste de la période. Après Dien Bien Phu, on a orchestré l'oubli de cette guerre lointaine et désastreuse. Les rapatriés d'Indochine ont subi une injustice historique.» Fin octobre 2004, l'association Art et culture d'Indochine a organisé, à Sainte-Livrade, un colloque sur les accords de paix de Genève. Là encore, les souvenirs sont remontés à la surface. D'autant que, au même moment, l'annonce d'un projet de réhabilitation du camp semait l'inquiétude parmi les habitants du Cafi. Leurs associations dénoncent le «manque de concertation» entourant l'opération. «Que veut-on faire? Raser les bâtiments? Proposer des appartements en accession à la propriété à des gens qui n'en ont pas les moyens? s'interroge Alain Gerlach, président de l'Association des résidents et amis du Cafi (Arac). Ce que nous voulons, c'est un village qui conserve sa spécificité vietnamienne, financé par l'Etat, pour compenser son abandon depuis cinquante ans.» De son côté, Georges Moll souhaiterait que le plan actuel du camp soit conservé, tout en mêlant rénovation et construction de maisons: «Deux priorités: laisser les anciens finir leurs jours paisiblement dans leur appartement et ériger une stèle rappelant l'histoire des habitants.»
Pour la municipalité de Sainte-Livrade, qui a racheté le centre à l'Etat en 1981 pour la somme de 300 000 francs, l'affaire tourne au casse-tête. «Le projet respectera le vœu des habitants et l'esprit du lieu, assure Gérard Zuttion, maire (UMP) de la commune. En revanche, nous ne pourrons pas conserver des bâtiments insalubres, hors normes, voire dangereux.» Mais comment concilier les aspirations de trois générations d'habitants viscéralement attachés à un décor rappelant les plus sinistres camps d'internement?
«Pour nous, l'histoire de France a commencé ici», résume Christine Fanton-d'Anchon, 25 ans, représentante de cette troisième génération qui refuse de voir mourir le Cafi. Portable dernier cri en sautoir, arborant un petit bouddha et un idéogramme symbolisant la chance en pendentif, Christine renoue les liens d'une histoire familiale distendue par l'exil, le déracinement et la rigueur de l'administration. Ses grands-parents furent un temps transférés à Noyant, dans l'Allier. Son père et sa mère se sont rencontrés au Cafi. Ils en furent expulsés, avant de pouvoir y revenir quelques années plus tard. «Un jour, on nous a posés ici, dit-elle. Nos familles avaient tout perdu. Elles ont recréé leur petit univers.»
Ce Vietnam miniature a longtemps gardé le goût des fruits amers. Arrivée à Sainte-Livrade avec six enfants dans les bras, Joséphine Le Crenn, 92 ans, a cru mourir. De froid. De chagrin. Son mari, militaire, avait déjà refait sa vie en France, avec une autre femme. «Mais je n'avais pas le temps de me plaindre. Il fallait travailler pour nourrir les petits», murmure-t-elle, assise près du poêle à gaz qui tourne à plein régime. Un chapeau conique trône sur une étagère. «On les portait pour se protéger du soleil et de la pluie quand on allait aux champs», poursuit Joséphine. Des années durant, femmes et enfants se sont échinés à cueillir, puis à équeuter les haricots de la vallée du Lot: 1 franc l'heure, 5 francs le sac de 25 kilos, payés de la main à la main. Les exploitants agricoles voyaient d'un bon oeil ces «Chinoises», fluettes et discrètes, qui n'abîmaient pas les plantes.

Sacrifices et promotion sociale

Certains hommes furent employés dans les conserveries des environs ou dans l'usine de chaussures qui fonctionna un temps à l'intérieur du camp. Beaucoup de sacrifices pour améliorer un peu l'ordinaire. A force d'économies, les bouddhistes, femmes en tête, ont pu aménager une pagode, aujourd'hui fermée, et construire de petits autels familiaux dans une pièce réservée à cet usage. De vrais bouddhas ventrus ont remplacé les premières statuettes, confectionnées à l'aide de baigneurs en Celluloïd. Les familles catholiques, elles, disposent toujours d'une chapelle. Longtemps, un curé zélé, ancien missionnaire en Indochine, a veillé au salut des âmes. «Un jour, le prêtre a expliqué à ma mère que si ses enfants n'étaient pas baptisés, ils ne pourraient pas aller à l'école et que les allocations familiales seraient supprimées», se souvient Claudine Cazes. Va pour le baptême, quitte à continuer d'honorer les ancêtres à la maison. Jusqu'au milieu des années 1960, les gamins étaient scolarisés à l'intérieur du camp. Il fallait marcher à la baguette: hommage au drapeau tricolore matin et soir. Jusqu'en 1997, le Cafi a été supervisé par un directeur, généralement issu de l'administration coloniale. Une secrétaire, quatre agents d'entretien, un médecin et deux assistantes sociales complétaient le dispositif. D'après le règlement de 1959, les «marques extérieures de richesse telles que voiture, appareil de télévision, Frigidaire [...]» pouvaient justifier un renvoi du camp.
«Ils ont reproduit avec nous ce qu'ils avaient fait subir à l'indigène. On a géré notre vie à notre place», s'indigne Jean-Claude Rogliano, 62 ans, «français depuis quatre générations», qui a terminé sa carrière comme contrôleur à la SNCF. A l'entendre, l'orientation scolaire des gamins était toute tracée: mécanicien, couturière ou soldat, comme papa. A l'extérieur du camp, les «Chinois» n'étaient pas toujours bien vus. Hormis les jolies demoiselles eurasiennes, évidemment. Jean-Claude se souvient de bagarres homériques contre les gaillards de l'équipe de jeu à XIII de Villeneuve-sur-Lot. Dans les années 1960, la presse locale détaillait à l'envi les méfaits des «blousons jaunes». Pourtant, la grande majorité des enfants de la deuxième génération, âgés aujourd'hui de 50 à 60 ans, a connu une spectaculaire promotion sociale. Ils sont commerçants, fonctionnaires, médecins, stylistes. Mais ils reviennent toujours au camp. Pour le Nouvel An chinois, au 15 août, à Noël. L'occasion de se remémorer les après-midi passés à jouer à la guerre, quand personne ne voulait endosser le rôle du «Viet». Et les concours de cerfs-volants, assemblages de bambous coupés sur les berges du Lot, de papier journal et de pâte de riz gluant. Ils reviennent surtout pour entourer leurs vieux parents, contribuer à améliorer le confort des appartements vétustes.

La fidélité au drapeau

Aujourd'hui, le Cafi vit encore à l'heure indochinoise. Deux épiceries regorgent de produits asiatiques. A midi, un carré de fidèles avale une soupe ou une assiette de tripes parfumées à la coriandre Chez Gontran, dont l'arrière-boutique fait office de restaurant. A la maison, les grand-mères allument un bâton d'encens avant de regarder, grâce au satellite, les émissions de la radio-télévision vietnamienne.
Les anciens ne demandent qu'à finir leurs jours en paix. «Pour nous, c'est trop tard maintenant. Mes filles veulent que j'aille habiter chez elles, mais, moi, je suis bien ici», glisse Joséphine Le Crenn, qui continue de rendre visite à ses «copines», dont la plupart ne parlent que quelques mots de français. Plus d'amertume. Juste une vague nostalgie d'un temps révolu. D'un pays mythique qui s'appelait Indochine et non Vietnam. A 84 ans, Emile Lejeune, profondément bouddhiste, est considéré comme le sage du camp. Fils d'un magistrat français reconverti dans les plantations de café et d'une princesse annamite, il a grandi entouré d'un précepteur et de plusieurs domestiques. Aux murs du vieil appartement qu'il occupe dans le bâtiment A, des photos montrent un beau jeune homme aux cheveux gominés. On le surnommait «le Tino Rossi de Saigon»: il n'avait pas son pareil pour pousser la chansonnette auprès des filles. Incorporé à 18 ans, il a surtout connu l'air de la guerre. Prisonnier des Japonais en 1945, il échappe de peu à la décapitation, avant de s'évader. Un an plus tard, il tombe aux mains du Viet-minh. Six ans et demi de captivité, notamment au terrible camp de rééducation 113. Avec sa pension d'ancien combattant, il s'est aménagé un intérieur douillet, contrastant avec la laideur des baraques. Chaque jour, Emile nourrit les chats du camp, puis rend visite à son copain de toujours: à 77 ans, Charles-Pierre Maniquant raconte ses campagnes avec une précision digne d'un rapport militaire. Il a fait toutes les guerres coloniales. Résistant à 17 ans contre l'invasion japonaise. Agent de renseignement en zone «viet». Engagé dans les paras en 1954, il voulait sauter sur Dien Bien Phu: «On savait que c'était perdu, mais j'avais des amis là-bas.» Rapatrié, il sautera sur l'Algérie. Cinq ans dans le djebel. Une flopée de médailles, quatre citations. A sa retraite, en 1966, il a choisi de venir vivre au Cafi. «Je ne connaissais personne en France, je voulais retrouver une ambiance.» L'attachement au drapeau est intact. Le 19 juin 2004, Charles-Pierre Maniquant se fait photographier au côté de Hamlaoui Mekachera, ministre délégué aux Anciens Combattants, en visite à Sainte-Livrade-sur-Lot. Mais une question taraude le vieux guerrier: «Pourquoi ne fait-on rien pour ces mamies trop humbles pour espérer un simple merci?»
A la Mission interministérielle aux rapatriés (MIR), créée en mai 2002, on concède que «les habitants du Cafi ont pu avoir le sentiment d'être oubliés». Mais la future loi de reconnaissance entend revaloriser l'œuvre et la mémoire de tous les Français originaires des anciennes colonies. «Pendant des décennies, ce sujet est resté très sensible. Le moment est venu de présenter, sereinement, les échecs mais aussi les réussites de notre histoire coloniale», explique Marc Dubourdieu, président de la MIR. Cet hommage se concrétisera notamment par l'ouverture, en 2006, à Marseille, du Mémorial de la France d'outre-mer, un lieu combinant muséographie et pôle de recherche universitaire. Pourtant, une fois encore, les Français d'Indochine risquent de rester au second plan. Pour eux, pas d'indemnisation complémentaire prévue à ce jour. De plus, le Haut Conseil des rapatriés, créé en 2003, ne comprend aucun de leurs représentants parmi ses 40 membres. Lors du premier examen de la loi de reconnaissance à l'Assemblée nationale, le 11 juin 2004, on avait même omis de les mentionner explicitement dans le texte. Un oubli réparé à la suite d'un amendement déposé par Yves Simon, député (UDF) de l'Allier. «Voilà bien une caractéristique française: on donne à ceux qui réclament et l'on oublie ceux qui n'osent rien demander», tranche le parlementaire.
A la mi-février, plusieurs associations représentatives des Français d'Indochine envisagent de manifester à Paris pour exiger une «reconnaissance pleine et entière». Quelques jours auparavant, le 9 février, au camp de Sainte-Livrade-sur-Lot, on fêtera le Nouvel An chinois. Les pétards, aujourd'hui interdits au Vietnam, chasseront des vieux baraquements les démons et leurs mauvais sorts. A minuit, l'année du Singe - animal malicieux, débrouillard et doté d'une mémoire infaillible - laissera place à celle du Coq, créature fière, voire orgueilleuse et sûre de son bon droit. Le coq gaulois de l'histoire de France?

L'Express du 10 Janvier 2005 par Boris Thiolay

 Les photos du Cafi et de ses habitants
 Les oubliés d'Indochine du Camp de Saint-Livrade


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