1956, l'an pire de Joséphine.
L'ACTUALITÉ EN LOT- ET- GARONNE
Sud ouest du Jeudi 27 avril 2006
CAFI. Le centre d'accueil des Français d'Indochine de Sainte?Livrade, dont on fêtera les 50 ans à la fin du mois, a vu évoluer trois générations. Joséphine, issue de la première, se souvient du "choc" des débuts.
<< 1956, l'an pire de Joséphine >>
Pudiquement, derrière le grand mouchoir blanc, Joséphine voudrait chasser son chagrin cinquantenaire .Elle dit que reparler de tout ceci la "remue". Assise devant le mur malade de la petite baraque n°7 du CAFI (1) de Sainte-Livrade, elle peste contre les vieux "rois" de l'Indochine, "les français de là?bas qui ne respectaient rien". Ceux par qui, de son point de vue, son malheur est arrivé. Dans le morceau de tissu brodé, ce sont les mêmes larmes qu'en 1956, lorsqu'elle a débarqué ici, à 9 523 km de chez elle. Quand elle "voulait mourir" dans le champ de haricots, terre de son premier boulot, parce qu'elle n'avait "plus rien".
A sept ans du centenaire, Joséphine Le Crenn est l'une des doyennes du camp de Sainte?Livrade dont on fêtera le demi siècle à la fin de ce mois. Elle fait aussi partie des tous premiers arrivants. Au fin fond des yeux bridés vivent encore les souvenirs du pays. Mais "La villa à Hanoï, la maison de campagne à une vingtaine de kilomètres de là, les grandes rizières" ont disparu à jamais. "Nous avons été chassés de chez?nous. Il a fallu partir, en 54 déjà, du nord vers le sud. Et puis en 56, s'en aller définitivement".
<< Mari parti >>
Hervé, son mari, adjudant dans l'armée française, avait été le premier à quitter le navire, dès les premiers troubles. "II était parti à Antibes, avec notre fille aînée. Mais moi je ne voulais pas quitter le Vietnam. II faut dire que j'étais naïve". Pouvait-elle cependant prévoir la déchirure ? Sur le chemin de l'exode, l'époux avait croisé une autre femme. Et l'avait aimée. Jusqu'à manifester le désir de ne plus vivre qu'avec elle.
Au printemps 1956, Joséphine débarque à Marseille avec deux de ses filles et sans autre homme que son petit garçon. "Pendant vingt jours, nous sommes restés dans un camp, dans le Var, en attendant que ça soit prêt ici (à Sainte?Livrade)". L'arrivée au CAFI est un "dépaysement" total. A la maison cossue de Hanoï succède "une cabane en carton" sans aucun confort, avec "des lits de fer de l'armée". La première nuit, toute la famille s'était tassée dans la même couche faite de "trois lits rapprochés" pour conjurer la tristesse et "la peur".
La vieille femme qui affirme aujourd'hui ne plus vivre que pour ses enfants explique une certaine sérénité retrouvée par des lectures journalières et l'égrenage tout aussi quotidien d'un chapelet de 108 grains, "un pour Jésus, un pour Marie, un pour Joseph et tous les autres pour des Bouddhas". Joséphine fixe le plafond. "Vous voyez, ça aussi, c'était en carton. Après, c'est vrai que ça a été refait et que c'est quand même mieux. Mais enfin, quand nous sommes arrivés, tout ce qui comptait pour nous, c'était déjà d'avoir de quoi être à l'abri du vent et de la pluie. Parce que ça, c'était déjà beaucoup". Elle retourne en 1956 et redit que cette année là, le ciel lui est tombé sur la tête. Celle à qui l'on avait appris que les femmes ne devaient pas travailler a dû se retrousser les manches, partir dans les champs à la cueillette d'un salaire de misère, entrer à l'usine...
<< Pour les enfants >>
Plusieurs fois, l'idée de s'éclipser lui a trotté dans la tête. "Je ne voulais plus vivre. Mais je me suis dit "que feront les enfants si je ne suis plus là?"". Alors elle a tenu bon. Quand son mari a demandé le divorce, elle a dit non. "Parce que c'était la seule chose qui me restait ". Il n'est jamais revenu vive à la maison, mais dans les faits ils demeuraient unis. Question de principe. Née d'un père français tombé au champ d'honneur pendant "la longue guerre", la nonagénaire de la baraque n°7 a appris de bonne heure la langue de Molière. Et ce bilinguisme lui aura permis de devenir assistante maternelle. "A l'école du CAFI, je traduisais pour les petits de mon pays. Et je les rassurais parce qu'ils avaient peur quand leurs parents partaient travailler. Aujourd'hui, ils sont tous grands, ils ont de bonnes situations, des enfants. Quand ils me voient, ils sont très gentils avec moi".
Sur le visage aux cheveux blancs, le sourire est revenu. Parce que ses enfants à elle aussi "ont bien réussi". Ils sont sa consolation, le sens de son histoire difficile. Grâce à l'antenne parabolique, elle a conservé le lien avec son pays qu'elle a d'ailleurs revisité en 1996. Elle jure qu'elle ne retournera jamais y vivre. "J'ai enfin trouvé mon chez moi ici". Sur le sol de Sainte-Livrade, il y a eu trop de larmes, d'efforts, et d'espoirs. Trop de vie pour partir.
<< On ressent en permanence le poids du déracinement >>
"Enfin, l'après": le titre du hors série de la revue Ancrage, consacré au cinquantenaire du CAFI, sonne comme un grand "ouf ". Et comme le verso cruel d'un titre de la presse locale de l'époque: "Les Indochinois font escale à Sainte Livrade". Un demi?siècle d'escale, en fait. Dont les journalistes d'Ancrage ? dont nos deux anciens collaborateurs de "Sud Ouest" Joël Combres et Jean?François Mézergues furent les témoins privilégiés durant de longues années.
Durant six mois, les rédacteurs de la revue (') ont réalisé plusieurs portraits d'habitants du Cafi, toutes générations confondues: des "mamies" de la première génération (lire par ailleurs), aux plus jeunes qui militent en son sein (Matthieu Samel, réalisateur, qui raconte ses années d'écoles), en passant par les autochtones de l'époque (Jean Alicot qui parle de ces "rapatriés débrouillards qui faisaient peu parler d'eux"). Il y a aussi le regard d'une
sociologue, Martine Wadbled, ou d'un professeurs d'histoire, Peter Weissberg.
<< Fraternité. >>
"II y a trois questions que nous avons posées", explique JoëI Combres, directeur de la publication: " Qui étiez vous au pays natal ? Comment avez?vous vécu la rupture, l'arrivée au Cafi; et comment vivez?vous cette identité d'Indochinois en Aquitaine ". Pour Ancrage, revue "éminemment militante", il s'agit, selon Combres, d'un "signe de fraternité de notre part, un hommage" aux premiers réfugiés. Dont "l'arrivée était passée quasiment inaperçu", explique le journaliste."En fait, personne n'a jamais accrédité l'idée qu'ils s'installaient. Ce point de vue permit aux acteurs du dossier de ne rien faire pendant toutes ces années", enfermant ceux du Cafi dans ce statut "éternellement transitoire".
La revue se veut un outil de réflexion sur le "camp", comme on dit encore à Sainte?Livrade. On passe sans cesse du tragique à l'apaisement: là, la richesse culturelle de Sainte-Livrade, seul endroit du Lot et Garonne à célébrer vraiment le nouvel an traditionnel. Ici, la mort d'une "mamie" à Noël dans un incendie. On entend aussi des habitants qui parlent du "bonheur de l'intégration". Selon Joël Combres, "ils témoignent avec douleur, mais aussi avec du plaisir. Et ce n'est pas contradictoire. Leur vie est un parcours de douleur. Mais en même temps, la spontanéité de leur récit montre une forme de libération par la parole". Même si "on ressent en permanence le poids du
Déracinement".
Adrien Vergnolle
(') Parution le 29 avril, dans les librairies et maisons de la presse (5 €). Ce hors série est le fruit d'un travail indépendant, même si le numéro figure au programme des festivités du cinquantenaire préparé par la mairie livradaise.
(1) CAFI: Centre d'Accueil des Français d'Indochine.
Pour se souvenir …
Une expo et un parcours découverte. Du 29 avril au 17 septembre, la bibliothèque municipale de Sainte?Livrade propose une exposition sur l'histoire du CAFI avec force d'archives, de photographies, témoignages oraux et objets personnels. Elle sera visible du mardi au vendredi (1d heures à midi et 14 heures à 18 heures), le samedi (9 heures à midi) et le dimanche (10 heures à midi). En parallèle, un parcours découverte du site sera proposé. Ces visites accompagnées, qui pourront être enrichies par la lecture d'un guide disponible gratuitement à la bibliothèque et à 'office de tourisme, auront lieu du mardi au vendredi depuis le CAFI, à 11 heures, 14 h 30 et 16 heures. Les samedis et dimanches à 14 h 30 et à 16 h 30. A noter enfin qu'une table ronde est prévue samedi 29, de 14 heures à 17 heures, à la MJC sur " la politique envers les rapatriés d'Indochine en France " et qu'un film, " Qué Huon " ("Chez nous") sera projeté gratuitement le lendemain de 14 h 30 à 17 heures dans les locaux de l'ARAC, au camp. Renseignements au 05,53.49.69.03.
Les photos du Cafi et de ses habitants
La cité perdue des Français d'Indochine
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