Les oubliés d'Indochine du Camp de Saint-Livrade.
Cinquante
ans après la chute de Dien Bien Phu, des Français rapatriés d'Indochine
vivent toujours dans des baraquements. Une
route défoncée. Des dizaines de baraquements délabrés, alignés les uns à côtés
des autres, marqués d'une lettre ou d'un numéro, et surmontés d'un toit de tôle.
A quelques kilomètres du coeur de Sainte-Livrade, un village d'un peu plus de
6.000 âmes, posé sur les berges du Lot, une simple pancarte indique l'entrée
du «Centre d'accueil des Français d'Indochine», le CAFI. C'est
là, dans cet ancien camp militaire, que sont arrivés en avril 1956, 1.160 réfugiés,
dont 740 enfants, rapatriés d'Indochine. Après les accords de Genève de 1954
et le retrait de la France du Sud-Vietnam, l'Etat français a pris en charge ces
couples mixtes ou ces veuves de Français (soldats ou fonctionnaires), qui
fuyaient la guerre et le communisme. L'Etat les a hébergés «provisoirement»
-selon les mots employés en 1956 par les autorités - dans ce camp de transit.
Puis les a oubliés. Cela fait cinquante ans qu'ils attendent, cinquante ans
qu'ils vivent là. «Nous
sommes restés toutes ces années sans comprendre, sans rien dire», dit
Jacqueline Le Crenn. Agée de 91 ans, cette vieille femme eurasienne vit dans le
même baraquement depuis qu'elle a quitté le Tonkin de son enfance, il y a près
d'un demi-siècle. Son appartement comprend une entrée-cuisine, une
chambre-salon, et une pièce transformée en pagode, où elle voue son culte au
Boudha. «Je me suis habituée au camp et à cette vie, poursuit-elle. Je veux
mourir ici.» Jacqueline
fait partie des 48 «ayants-droits» encore en vie, sur les quelque 200
personnes hébérgés au CAFI. La plupart des enfants de rapatriés ont quitté
le camp. Mais les plus fragiles sont restés : les veuves, qui n'ont jamais eu
les moyens de s'installer ailleurs ; les enfants qui n'ont pas trouvé de
travail ; les malades et les handicapés.
"La
guerre est venue et nous avons tout perdu"
Selon l'association «Mémoire d'Indochine», une quinzaine de personnes
handicapées vivent au CAFI, dans des conditions très précaires. Des
silhouettes mal assurées hantent en effet le centre des rapatriés. Comme cet
homme au teint sombre et aux yeux bridés, claudiquant le long des barraquements.
Ou ce quadragénaire aux cheveux longs, qui erre dans le camp en parlant tout
seul. «Certains enfants du centre ont fait des crises d'adolescence difficiles,
explique le président de Mémoire d'Indochine, Georges Moll. Ils ont été
conduits à l'hôpital psychiatrique, et en sont ressortis dans un état
catastrophique.» Jacqueline
Le Crenn vit seule depuis le départ de ses six enfants. La mère de cette femme
au physique sec était Vietnamienne et son père, mort à la guerre de 1914-18,
Français. «Nous sommes pupilles de la nation», dit fièrement Jacqueline. La
vieille femme voûtée, assise à côté d'un poêle à gaz, raconte sa vie
d'avant, la «vie heureuse». La construction d'une maison au Tonkin, où son
mari et elle avaient projeté de s'installer, l'achat de rizières pour leurs
vieux jours. «Et puis la guerre est venue et nous avons tout perdu.» Après
la chute de Dien Bien Phu, en 1954, la famille Le Crenn, comme la plupart des
rapatriés d'Indochine, ont dû quitter le nord pour le sud du Vietnam. Ils ont
ensuite attendu à Saigon, dans des camps, avant de prendre le bateau pour
Marseille et d'être hébergés dans plusieurs centres de transit en France.
Sainte-Livrade est l'un des deux seuls camps qui subsistent aujourd'hui, avec
celui de Noyant, dans l'Allier. «C'était un déchirement, raconte encore
Jacqueline. La traversée a duré un mois. Je me disais que ce n'était plus la
vie. Les autres étaient sur le pont. Moi j'étais au fond du bateau et je
pleurais.» En
arrivant au camp de Sainte-Livrade, alors entouré de barbelés, le fils de
Jacqueline a demandé : «Maman, c'est ici la France ?» «Le plus dur, c'était
le froid, précise Jacqueline. Ensuite, il a fallu tenir, tout reconstruire,
trouver de quoi vivre.» Beaucoup de rapatriés ont été embauchés dans les
usines d'agro-alimentaire de la région. Ou travaillaient dans les champs de
haricots. Claudine
Cazes, 11ème de 16 enfants - et première à être née dans le CAFI, en 1957
-, se souvient des heures d'«équeutage». «Des sacs de haricots arrivaient au
camp le matin et devaient être prêts pour le soir, raconte cette
aide-soignante de 47 ans, qui a quitté le camp en 1977. Tout le monde s'y
mettait.» Sa mère, Vuong, âgée de 81 ans, vit toujours au CAFI. Son père,
Paul, est mort l'année dernière. Français d'origine franco-chinoise, il avait
fait de prestigieuses études en Indochine, et travaillait dans les forces de sécurité.
Mais en arrivant en métropole, Paul Cazes n'a pas pu intégrer la police française,
et a dû travailler à l'usine.
"L'Etat
français sait ce qu'il nous doit. Moi, jamais je ne lui réclamerait rien"
Logé dans un autre barraquement du camp, Emile Lejeune, 84 ans, dit ne pas
avoir de «nostalgie». Pour sa mère et lui, le rapatriement de 1956 fut un
soulagement. Militaire du corps expéditionnaire français en extrême orient (CEFEO),
ce fils d'un magistrat français et d'une princesse vietnmienne a été fait
prisonnier par le Vietminh en 1946, et est resté sept ans en captivité.
«Là-bas, la vie et la mort étaient sur le même plan, témoigne Emile.
Beaucoup de mes camarades sont morts de dysenterie, du palu, ou de malnutrition.
Le pire, c'était le lavage de cerveau. On nous affaiblissait pour nous
inculquer le communisme.» Sur près de 40.000 prisonniers du CEFEO, moins de
10.000 ont survécu aux camps du Vietminh. Chez
Emile, une photo de jonque, voguant dans la baie d'Halong, des statues de Boudha,
et plusieurs couvre-chefs : le traditionnel chapeau conique des vietnamiens, un
chapeau colonial usé et un képi de soldat français. Son vieux képi entre les
mains, le vieil homme aux yeux bridés dit qu'il n'a «pas de haine en lui». «Mais
je suis attristé, ajoute-t-il. Parce que la France en laquelle nous croyions ne
nous a pas accueillis. Nous n'avons jamais été considérés comme des Français,
mais comme des étrangers. Parqués, surveillés, puis abandonnés.» Emile,
lui, demande juste «un peu de reconnaissance». Au nom de «ces dames du CAFI,
trop humbles pour réclamer». Au nom de ces «épouses ou mamans de
combattants, pour certains morts au champ d'honneur, morts pour D'abord
rattachés au ministère des affaires étrangères, les rapatriés du CAFI ont
ensuite été administrés par huit ministères successifs. Les directeurs du
camp étaient des anciens administrateurs des colonies. «Ils reproduisaient
avec nous leurs mauvaises habitudes de là-bas, se souvient Jacqueline Le Crenn.
Ils nous traitaient comme des moins que rien. Nous devions respecter un
couvre-feu et l'électricité était rationnée.» Au
début des années 1980, la commune de Sainte-Livrade a racheté les sept
hectares de terrain à l'Etat pour 300.000 francs, avec le projet de réhabiliter
le centre. Mais ces bâtiments, contruits avant-guerre pour abriter
provisoirement des militaires, n'ont jamais été rénovés. Longtemps, il n'y a
eu ni eau chaude, ni salle d'eau, et des WC communs. «Pas d'isolation, pas d'étanchéité,
sans parler des problèmes d'amiante, et des réseaux d'électricité hors
normes», énumère la première adjointe au maire, Marthe Geoffroy. En
1999, la municipalité, aidée de l'Etat, a engagé un programme de réhabilitation
d'urgence pour les logements ne bénéficiant pas du confort sanitaire minimal.
Des travaux à «but humanitaire» dans l'attente d'une solution pour l'ensemble
du CAFI. Mais depuis, rien. Le maire (UMP), Gérard Zuttion, se dit bien «un
peu choqué» par cette «sorte d'abandon». Mais il dit aussi que la commune
n'a pas les moyens «d'assumer seule les déficiences de l'Etat vis-à-vis de
cette population». Le maire évoque des «projets de réhabilitation sérieux
pour les prochains mois». Puis il se ravise, parle plutôt «d'années». «A
cause de la lenteur de l'administration...» «C'est
trop tard, tranche Claudine. Tout ce que nous voulons, au nom de nos parents,
c'est la reconnaissance.» Sa mère, Vuong, écoute sa fille sans rien dire,
s'affaire dans la cuisine puis s'assoit dans un grand fauteuil d'osier. Au crépuscule
de sa vie, cette femme jadis ravissante, des cheveux blancs tirés dans un
chignon impeccable, n'attend plus rien. Tous les matins, elle apporte une tasse
de café sur l'autel où repose une photo de son mari, disparu l'année dernière.
Elle dépose d'autres offrandes et brûle un bâton d'encens. Avant de mourir,
l'homme de sa vie répétait à ses seize enfants : «Ma seule richesse, c'est
vous. L'Etat français sait ce qu'il nous doit. Moi, jamais je ne lui réclamerait
rien. Nous vivons dans le camp des oubliés.» L’association
«Mémoire d’Indochine» se bat depuis 2002 pour que les familles des rapatriés
d’Indochine soient reconnues et traitées de la même manière que les harkis
d’Algérie. Elle demande qu’une «allocation de reconnaissance» de 30.000
€ soit versée à chaque famille, ainsi qu’une amélioration du montant des
retraites des veuves par enfant élevé. Depuis que l’État a cédé le Cafi
de Sainte-Livrade à la commune, il continue de verser une allocation – Solenn
DE ROYER à Sainte-Livrade-sur-Lot (Lot-et-Garonne)
Les photos du Cafi et de ses habitants
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